Voici quelques extraits de textes tirés de livres sur la montagne. Des vérités tellements vraies.
Bonne lecture
Chabournéou en Valgaudemar
(Extrait du livre « Le contrat Naturel » de Michel Serres, Edition François Bourin, pp.160)
« Trois heures du matin. Dans le silence, tout le monde se lève, plie son sac, déjeune en hâte et part. Attentif, courtois, diligent, le gardien du refuge distribue les gourdes pleines de thé léger, surveille les cordées qui se forment et compte machinalement les destinations. Dehors, l’ombre se pique de petites lucioles dansantes, les lampes frontales, qui précédent et remplacent l’aube. Ivre de nuit, chacun se réfugie dans sa lueur personnelle et son décimètre de chemin. Tous des solitaires. Avant la veillée au refuge, nul n’a quitté ce monde ; dès les petites heures, chacun pénètre dans l’autre. Ce petit bâti, au voisinage du glacier, sert de guichet, de porte, de sas, d’accès, de passage, qu’une sorte de saint Pierre garde. Glace, neige et rocs composent l’autre monde, presque abstrait. Il n’y a rien de commun avec l’usuel. L’horizontal y devient vertical, nos vieilles stabilités y bougent, changent tous les gestes et toutes les conduites, se transforme le langage que nul ne comprendra s’il n’est passé par là. On peut y marcher seize heures pour l’extraordinaire récompense de s’offrir soi-même au vent et au ciel, sur un sommet parmi les sommets qui font autant de bras levés, passerelles de veille ou arbres debout. Au retour de la course, facile ou engagée, chacun cache dans les yeux cet air insolite et hagard, une lumière dont la rougeur signe l’inquiétante étrangeté des lieux. Depuis que nos premiers parents furent exclus du jardin paradisiaque, nous devons tous porter une marque de ce genre que nous n’apercevons plus.
(…)
Haute et blanche, la montagne cache des espaces bas et noirs, géants. Le son s’y évanouit, dit-on, les appels s’y perdent, s’y obscurcit la lumière, aucune lampe ne peut les éclairer : nul n’en est jamais revenu. Non vu, non dit, certain passé, de sa dimension basse, colle aux chausses du voyage vers la haute dimension.
(…)
Mais si, ailleurs, tout départ suppose que les fils ou des liens se rompent ou que des aussières se dénouent, celui du petit matin, aux refuges en haute altitude, exige, au contraire, la formation de cordées. Peu s’aventurent là-haut, en solitaires. Entre les baudriers qui renforcent le bassin s’établit une communication matérielle constante quoique souple qui assure la progression. Le sujet qui marche, escalade, cramponne, passe ou ne passe pas, ce n’est pas lui ni vous ni moi, c’est la cordée, c’est-à-dire la corde. Anachorète émigré aux réduits les plus retirées des hautes vallées silencieuses, vous venez, à votre corps défendant sans doute, d’appareiller pour du collectif. Le sujet qui s’éblouira des lumières mauves de l’aurore au milieu de couloirs escarpés sera l’amour que votre guide et votre amie vous prouvent en tous leurs gestes ou pas et celui que réciproquement vous leur portez : autrement dit encore la corde. Il faut l’appeler cordiale, pomme de concorde. Le terme contrat signifie originellement le trait qui serre et tire : un jeu de cordes assure, sans langage, ce système souple de contraintes et de libertés par lequel chaque élément lié reçoit de l’information sur chacun et sur le système, ainsi que de la sécurité de tous. Ainsi le contrat social lui-même, sous la forme de la corde, se déplace ou escalade les couloirs escarpés, de l’aube à midi : on croirait voir passer un collectif quelconque, lié par les obligations de ses lois propres et par le monde.
(…)
Que la montagne se fasse difficile voire abominable, et le contrat lui-même change de fonction : ne lie plus seulement les marcheurs entre eux, mais de plus, prend des attaches en des points précis et résistants de la paroi ; le groupe se trouve lié, référé, non seulement à soi-même, mais au monde objectif. Le piton sollicite la résistance de la muraille à qui nul ne confie de lien qu’après l’avoir testé. Au contrat social s’ajoute un contrat naturel. »