Le « Couvercle », c’est un colossal morçeau de protogine, superbement poli par les orages et posé de telle façon qu’une de ses faces surplombe la pente en auvent. Avec cela, pesant à lui seul à peu près autant que trois locomotives Pacific dernier modèle. Dans quelques milliers d’années, le mastodonte reprendra sans doute son petit bonhomme de chemin vers la vallée, mais pour l’heure il est apprivoisé. On l’a coiffé en guise de calotte, d’une table d’orientation, et ses vastes flancs abritent une cabane qui fait tout juste l’effet de la tête du dompteur dans la gueule du lion. C’est l’ancien refuge, trop petit pour contenir les ribambelles contemporaines. Ainsi lui as-t-on annexé une véritable auberge bâtie sur une grande plate-forme, soixante mètres plus à l’ouest. Autrefois il y avait assez de place, et maintenant il y en a presque trop : c’est mon avis, et c’est aussi celui d’Alain. (Nous sommes tous les trois couchés sur une dalle chaude comme une poêle russe en attendant l’heure du dîner. Bob tire ferme sur sa pipe…)
ALAIN – Les refuges sont faits pour abriter les alpinistes avant ou après la course, et non pour servir d’auberges ou de buts de promenades aux simples badauds…
BOB – Pardon! Je ne vois pas de quel droit tu prétends réserver la haute montagne à ton usage personnel! Pourquoi veux-tu empêcher les gens d’y venir? Je suis d’avis qu’il faut, au contraire, l’aménager du mieux possible afin de permettre au plus grand nombre d’y accéder!
ALAIN – C’est de la démagogie alpine!
BOB – …La montagne appartient à tout le monde!
Brave Bob! Excellent Bob!… Il me fait irresistiblement penser à ce monsieur propriétaire d’un nez de camard et qui proclame ses droits imprescriptibles à l’aquilin. La montagne appartient à tout le monde à peu près comme chacun de nous a le droit de naître beau, bien fait et intelligent. Par malheur, la nature ne s’embarasse nullement de soucis égalitaires…
Voilà bien un des godants les plus communs de l’époque: tout le monde doit être à même de profiter également de toutes les sortes de plaisirs. C’est oublier que les plus rares d’entre eux ne peuvent être éprouvés qu’individuellement ou par un très petit nombre de gens à la fois. Une solitude au moins relative, et le silence, sont par exemple, les conditions les plus précieuses du plaisir alpin, et la présence d’une foule leur est mortelle. Les papiers gras affluent, mais les dieux s’en vont pour toujours.
Pour parler de façon plus générale, il semble d’ailleurs que notre temps ait perdu le sens du plaisir, oublié ses véritables sources. On l’a identifié grossièrement avec cette euphorie à fleur de peau qui résulte de la cessation de l’effort. Alors que, bien au contraire, c’est cet effort même qui en est la première condition. Et plus il sera pénible et long, plus intense sera la satisfaction finale. Il faillira de l’acte comme une fleur superbe, ce pur, simple, efficace plaisir, le seul vrai, et rejettera dans l’ombre ces mornes contrefaçons dont se contentes les foules moutonnières.
Ils disent vrai, ces vieux dictons méprisés, que l’on répète machinalement sans en saisir le profond réalisme: Pas de plaisir sans peine. C’est ainsi et pour avoir négligé ce léger détail, notre civilisation, avec toutes les mécaniques de plus en plus perfectionnées qu’elle découvre chaque jour pour supprimer « la peine », est en train tout simplement de supprimer du même coup le plaisir de vivre. C’est pourquoi il y a tant de gens occupés à se décrocher la mâchoire dans de véhicules plus ou moins aérodynamiques. C’est pourquoi encore les plaisirs de l’alpinisme, qui découlent par essence d’un effort pénible et personnel, sont inaccessble au plus grand nombre.
« Mais, dira quelqu’un, c’est seulement un coté de la question: il n’y a pas que la grimpée, la solitude et le silence… Que faites-vous donc des bienfaits de l’altitude en elle-même et de la beauté des panoramas? Ah! ah! Nous vous tenons ! …
– Point du tout !
– Comment le soleil se lève-t-il d’autre façon, l’air est-il moins pur au Jungfraujoch pour les voyageurs du funiculaire que pour les rares obstinés qui l’ont gravi à pied? Et n’est-il pas excellent que cette machine ait mis à la portée du plus grand nombre des biens dont la plupart n’auraient sans cela jamais profité?
– Et qui vous dit qu’ils en profitent? Je vous soutiens le contraire, preuves en main, et vous déclare que ces montagnes ont des portes invisibles que les foules ne franchiront jamais. C’est le même lever de soleil, bien sûr ! Le spectacle est identique. Mais ce sont les spectateurs qui ne sont pas les mêmes hommes. Vous oubliez qu’une chose, c’est que « laideur » ou « beauté » sont avant tout des sentiments. Rien n’est ni beau, ni laid en soi et nous n’en jugeons qu’en vertu de nos propres réactions. Pour l’alpiniste qui parvient avec ses jambes au sommet d’une montagne, la découverte des originales mises en scène des grandes altitudes apparaîtra comme le fruit naturel et mérité de ses peines, et ce sentiment leur conférera une valeur sans égale. C’est ainsi que la morale se mêlera pour une fois à l’estéthique. Songez encore que toutes ces longues heures d’ascension préalable auront constitué une initiation naturelle à l’univers des cimes et un entraînement physique indispensable, en sorte qu’il se trouvera juste au bon moment dans un état de réceptivité propre à démultiplier la force de ses impressions. Dans ces instants-là, un coup d’oeil hâtif en apprend souvent plus qu’une heure d’observation normale. Mais il n’est pas d’entreprise plus fausse que de faciliter l’approche d’une beauté quelconque, car elle y perd du coup la moitié de ses vertus. Il y a justement, au chemin de fer de la Jungfrau, une station intermédiaire qui, par un tunnel percé dans la montagne, débouche en pleine face nord de l’Eiger. Pouvez-vous soutenir que les troupeaux de voyageurs qui viennent s’accouder à ce balcon exceptionnel éprouvent quelque chose de comparable aux sentiments d’un grimpeur perdu dans cette même face nord, en compagnie d’un unique camarade? Ni solitude, ni silence. L’angoisse du vide supprimée, aucune tension physique ou morale… Que reste-t-il? Le paysage?…
« Quant aux beautés d’une face nord, autant dire qu’ils n’y comprennent rien, et c’est fort naturel. Tirés brusquement d’un tunnel de métropolitain et placés étourdis et clignotants, sans la moindre préparation ni transition, devant l’assemblage de lignes et de couleurs le plus étrange qui soit, ils parcourent d’un oeil indifférent et bientôt lassé les abrupts sauvages où le ciel accroche les guirlandes. Par contre, la vision de Grindelwald et de ses palaces minuscules, tout en bas dans la vallée, a le don d’exciter leur enthousiasme parce que c’est le seul élément du paysage qui leur rappelle quelque chose de familier. Comme par hasard, notez-le bien, c’est le seul qui nous paraisse banal à nous autres, c’est le seul qui ne rapporte rien.
Et s’il vous plaît, ne parlons pas non plus des bienfaits d’une altitude infligée dans ces conditions. N’importe quel médecin vous dira qu’il n’est pas bon d’être jeté brutalement dans un milieu physique inaccoutumé sans une acclimatation préalable. A supposer que ni le coeur ni les poumons ne s’en trouvent atteints, c’est la cervelle qui reçoit le choc. J’en veux pour preuve cette expression ahurie commune aux foules transvasées à grande altitude et la qualité des réflexions qu’elles échangent à la face des nobles horizons. Suffit.
Allons donc! Convenez-en à la fin! Le destin de ces grandes montagnes n’est pas d’être vues par les foules. Elles leur ont été données de loin, comme un rêve bleu flottant au dessus des plaines, et le plus humble d’entre nous peut comprendre ce signe. Mais pour entrer en familiarité avec elles, il faut au préalable franchir une multitude d’obstacles placés là comme atant d’épreuves et dont tous ne sauraient triompher. Le supprimer artificiellement, c’est compre l’ordre naturel des choses ; et rien de bon n’en est jamais sorti. Oui messieurs les entrepreneurs de spectacles naturels, construisez des « Kulm », des routes, des funiculaires ou des téléphériques ; montez les gens en cars, en bennes, en wagons, en ascenseurs, en paniers à salade, en tout ce qu’il vous plaira ; débarquez-les en vrac dans un désert, et collez-les avec des coussins sous les fesses devant le plus eau pays du monde : ils bailleront, messieurs, à raison de trois cent francs l’heure ! Il est vrai que ces trois cents francs iront dans vos poches : tout s’explique.
Et que vous importe à vous d’avoir saccagé avec vos ferrailles un coin de terre pure, pourvu que l’argent rentre? Mais nous ne nous entendrons jamais. Vous me prenez pour un imbécile, et je vous prends pour des vendales. N’importe, je vous souhaite dévotement toutes sortes de chances. Que le gel fasse péter vos câbles! Que les avalanches transforment vos guichets en galettes! Que vos actionnaires boivent tant de bouillons qu’ils s’en lassent et que l’aurore se lève un jour sur un monde sans trafiquants!