Je ne lis pas souvent La Libre Belgique mais ce weekend je l’ai un peu feuilletée et je suis tombé sur un article bien écrit que je souhaitais vous partager. Vous qui comme moi ne lisez pas souvent le journal, et qui n’avez donc pas vu cet article. Tiré de La Libre Belgique du samedi 6 et dimanche 7 mai 2006 page 28. Article rédigé par Xavier Zeegers.
« Dépèche toi », dit la maman au bambin. « Grouille, on est déjà en retard! » Faute d’être spirituel, ce siècle est bel et bien celui de la vitesse.
C’est une chose vue de la vie ordinaire. Une maman, déja fort agitée à une heure bien matinale, et bloquant avec son 4×4 la circulation devant la crèche, empoigne son enfant en lui jetant un « Dépêche-toi, grouille, on est déjà en retard. » D’une main ferme elle extirpe le bambin vers l’entrée de la crèche et vroum vroum, à c’soir, et tant pis pour le bisou.
Bien entendu, on ne va pas alerter Claude Lelièvre pour si peu. Ainsi va la vie moderne, n’est-ce pas? Pourtant en aparté, je plaignais déjà cet enfant. « On » va être en retard: première injustice ! Comme si c’était le gosse qui avait traîné! A cinq ans on ne demande qu’une chose: dormir en paix, aller au bout de ses rêves. C’est la maman qui aurait dû mieux gérer son temps mais avec « ces travaux-ah-c’est-pas-vrai, ils-en-ouvrent-tous-les-jours« , ces endormis qui ne démarrent pas quand c’est vert, et ces piétons qui traînassent en traversant, le font exprès, c’est sûr… , un bambin bouc émissaire peut déjà servir. Pauvre gosse qui, à peine sorti de son cocon, entendra (si ce n’est déjà fait in uterus) ces mots si poétiques: « Vite vite, ch’uis en retard, accélère, mais avance donc, tu sais marcher maintenant! » On ne devrais jamais sortir de chez soi comme disait le foetus…
Plaignez plutôt la mère, m’objectera-t-on. Elle bosse dur pour payer elle aussi la maison, satisfaire le patron, faire les courses parce que son mari n’y connaît rien en cuisine; bref accomplir ces tâches multiples et simultanées qui l’épuisent. Et vous voudriez qu’en plus elle prenne le temps de câliner son enfant, de musarder? Et pourquoi donc s’apitoyer sur lui? Il aura de beaux jouets à Noël et davantage de vacances que ses parents. Lesquels, avec un peu de chance (une sur deux, en fait) ne divorcent pas, et il ne devra dès lors pas partager sa chambre avec une demi-soeur ni sa vie avec un beau-père venu d’ailleurs.
Ce qui est certain, c’est qu’il mesurera très vite comment va le monde moderne: une vague déferlante où des petit bouchons – nous – surfent sans prises sur le courant du temps. Sera-t-il routier? Son patron lui fera comprendre que l’arrivée dans les délais est plus importante que la sécurité, vu les flux continus. Sera-t-il moyennement qualifié, comme on parle de classe moyenne? Il craindra sans cesse de se retrouver dans la prochaine charrette de dégraissage, délocalisation, ou restructuration, autant de mots qui se déclinent en C4. Cadre supérieur? Alors il devra être un guépard, prêt à se ruer toutes griffes dehors sur la concurrence. Les heures de pointe couvriront toute sa journée (mais c’est déjà le cas) et l’urgent se déclinera en urgent vraiment urgent, puis en urgence absolue, où la productivité sera multipliée par trois tous les cinq ans, où l’on ne se tendra plus jamais les mains pour se saluer car tout le monde aura un portable dans chacune, tentant au passage d’attraper dix puces avec les dix doigts.
« Indécrottable pessimiste doublé d’un ronchon que vous êtes« , me dira-t-on. Admettons. Il est vrai que bien des projections à long terme s’avèrent fausses, surtout les bonnes… Quand le Mur de Berlin tomba, annonçant la fin du dernier bastion totalitaire, nous avons tous cru à un monde plus sécurisant, à un recul des armements, aux passions politiques enfin apaisées. Tu parles ! Quand les ordinateurs devinrent nos nouvelles icônes, on annonça la fin du papier. Oubliant que chaque ordi a ue imprimante, et nous voilà plus que jamais engloutis dans la paperasse. La télé, en 60, allait être le grand réseau informatif et éducatif du monde. Puis ce fût le net. Puis ce sera … Paroles, paroles!
L’avenir n’appartient donc à personne, même pas à Dieu. Mais qui oserait contredire franchement que ce siècle encore neuf, faute d’être spirituel (ce que Malraux n’a d’ailleurs jamais dit) sera bel et bien celui de la vitesse? Qu’il l’est déjà, et que cela… s’accélère?
Bien entendu, personne n’aime faire la file. Et nous sommes heureux de voir nos photos instantanément s’afficher en numérique, ou de traverser la Manche en vingt minutes. Qui se plaindra d’une opération au laser vite fait bien fait? Mais entre faciliter notre vie et la diriger complètement, nous soumettre au seul ukase du temps, il y a une marge. Enorme. Comme elle était belle, et juste, cette question d’un journaliste japonais qui, aux 24 heures du Mans de … 1967, demandait à un pilote qui se vantait tapageusement d’avoir battu le record du tour: – Vous avez gagné une seconde et six dixièmes. Très bien. Qu’allez vous en faire? Le pilote resta coi. Il se tua peu après, se crashant dans la ligne droite des Hunaudières.
Cette année-ci, on apprend que grâce à une productivité sans faille un grand constructeur japonais va devenir le numéro un mondial devant les deux géants américains.
En somme, non seulement personne n’a su répondre à la question du Japonais, mais tout le monde l’a oubliée, y compris les Asiatiques. Question que l’on pourrait reformuler ainsi: l’énonomie doit-elle être au service de l’homme, ou faut-il accepter que ce soit devenu l’inverse. Vite.